jeudi 20 juin 2013

Emile Gaboriau, véritable père du célèbre Sherlock Holmes ?

On a fait quelquefois à l’auteur de Sherlock Holmes, sir Arthur Conan Doyle, l’honneur de le considérer comme l’inventeur de ce genre du roman policier dans lequel il excella. Mais il prit lui-même le soin de rectifier l’erreur, et c’est Emile Gaboriau qui doit être considéré comme le véritable père du roman policier, son personnage, l’enquêteur Lecoq, ayant influencé Conan Doyle...

Conan Doyle ne cachait pas ce qu’il devait à son illustre devancier, Edgar Poe, et il reconnaissait avoir lu avec fruit les œuvres d’un écrivain français moins célèbre, un peu trop oublié peut-être, et qui, avant lui, avait exploité la même veine : Emile Gaboriau.


Edgar Poe
Edgar Poe

Les origines du roman policier


A la vérité, le roman policier était déjà, si l’on peut dire, en puissance, dans tous ces recueils de « Causes célèbres » qui furent publiés chez nous depuis le début du XIXesiècle, et, tout particulièrement, à l’époque romantique. Leurs auteurs s’efforçaient, en général, de dramatiser ces histoires criminelles ; ils y mettaient du leur, faisaient parler les personnages.

C’étaient des « procès romancés ». La fameuse affaire Fualdès, notamment, inspira, dans ce genre, maints écrits qui tenaient beaucoup plus du roman que de l’histoire. Et Balzac n’a-t-il pas, dans Une ténébreuse affaire, l’un de ses romans les plus passionnants, tiré parti d’une aventure mystérieuse, mais réelle, l’enlèvement du sénateur Clément de Ris, à l’époque du Consulat ?

Mais, tandis que, chez nous, le roman judiciaire, le roman policier cherchait encore sa voie, en Amérique, le génie d’Edgar Poe le créait de toutes pièces.

Le double assassinat de la rue Morgue

Suivant l’expression de Baudelaire, cette littérature d’Edgard Poe est « extra et supra-humaine ». Aucun homme n’a raconté avec plus de magie « les exceptions de la vie humaine et de la nature ». Cette attirance qu’éprouvait le poète du Corbeau pour l’étrange, le satanique, devait l’amener à imaginer des histoires criminelles mystérieuses, angoissantes. Cet écrivain « qui lutta toute sa vie contre l’instabilité mentale », comme l’a dit un de ses biographes, est de ceux qui justifient le plus l’affirmation suivant laquelle le génie est près de la folie.


« Poe, a-t-on dit encore, inventa la nouvelle policière pour ne pas devenir fou ». Toujours est-il qu’il l’inventa, et que Le double assassinat de la rue Morgue et La lettre volée demeurent les premières productions en même temps que les chefs-d’œuvre du genre. Une vingtaine d’années après la publication des « Histoires extraordinaires » d’Edgar Poe, un autre auteur de romans policiers se révélait, en France, cette fois. Mais combien différent du précurseur américain ! La littérature d’Emile Gaboriau n’avait rien d’ « extra ou de supra-humaine ». C’était l’honnête et simple littérature d’un bon auteur de romans-feuilletons.

Tour à tour clerc dans une étude de notaire, employé, puis engagé volontaire dans un régiment de cavalerie, Gaboriau avait débuté dans les lettres par deux volumes d’observations humoristiques prises sur le vif : Le 13e Hussards et Les Gens de bureau. Ces premiers essais semblaient plutôt annoncer Courteline que continuer Edgar Poe. Ils eurent quelque succès, et furent suivis par quelques romans et par des recueils d’anecdotes. Tout cela ne faisait nullement présager les qualités dramatiques dot Gaboriau allait bientôt faire preuve.

Attaché comme chroniqueur au journal Le Pays, il y publia en feuilleton un premier roman intitulé L’Affaire Lerouge où, empruntant au code d’instruction criminelle ses procédés mêmes d’investigation, il associait en quelque sorte le lecteur aux recherches, d’abord infructueuses, provoquées par un crime resté longtemps mystérieux.

Emile Gaboriau
Emile Gaboriau

C’était une forme nouvelle du roman-feuilleton. L’Affaire Lerouge eut un succès retentissant. Or, ceci se passait en 1866. Le Petit Journal était dans la quatrième année de son âge. Le choix des romans qui y étaient publiés n’avait pas peu concouru à assurer sa réussite. Un feuilletoniste n’était pas consacré, au point de vue populaire, tant qu’il n’avait pas paru à son rez-de-chaussée.

Gaboriau y donnait l’année suivante Le Dossier 113, puis Le Crime d’Orcival, et, enfin, son chef-d’œuvre, Monsieur Lecoq. Dans ce dernier roman, Gaboriau avait imaginé un type de policier débrouillard et discret, habile et désintéressé, toujours de bonne humeur, amoureux de son art, insensible aux échecs, modeste dans le succès, matois comme un Normand, obstiné comme un Breton, infatigable, audacieux et prudent tour à tour, et plus avisé, plus malicieux, plus fécond en ruses de toutes sortes, que le plus futé des renards — un vrai type, en un mot, de bon policier français.
Monsieur Lecoq fut bientôt populaire. Il contribua presque autant que les chroniques du fabuleux Timothée Trimm au triomphe du Petit Journal, dans toutes les provinces de France. Et Emile Gaboriau, son auteur, y gagna une notoriété dont l’écho n’est pas encore complètement effacé.

Dans le genre du roman policier conçu pour l’agrément des masses, Gaboriau joua le rôle d’un novateur. Il mérite de ne pas être oublié. On peut encore lire L’Affaire Lerouge et Monsieur Lecoq et y trouver du plaisir ; même après qu’on a lu les romans célèbres de Conan Doyle.

Sherlock Holmes est, à coup sûr, un personnage fort original, mais quiconque a lu Gaboriau reconnaîtra que Monsieur Lecoq ne lui cède en rien et que plus d’un trait qu’on admire dans l’œuvre du romancier anglais vient en droite ligne de l’imagination du romancier français.

Sir Arthur Conan Doyle



Sir Arthur Conan Doyle avait d’abord exercé la profession médicale. Il avait été médecin de la marine, puis s’était établi à Southsea. Mais il faut croire que les malades, en cette ville, mettaient une mauvaise volonté singulière à payer leur Esculape, car le pauvre praticien n’y gagnait pas sa vie. C’est ainsi qu’il fut amené, pour arrondir un peu son budget, à écrire des contes pour les journaux.


Doué d’une imagination vive, il se sentit naturellement porté vers le roman-feuilleton, le roman à péripéties multiples, et, tout particulièrement, le roman policier qui en est le type le plus passionnant. Ses premières œuvres, pourtant, passèrent inaperçues. Il a raconté qu’une demi-douzaine d’éditeurs lui avaient successivement refusé son premier roman : Study in Scarlet,Etude en Rouge, et qu’il avait été fort heureux de vendre enfin le manuscrit pour 23 livres. Cet ouvrage, d’ailleurs, avait été si sévèrement critiqué que l’auteur, persuadé qu’il faisait fausse route, était resté quatre ans sans rien publier.

Mais, dans l’intervalle, il avait conçu, créé, imaginé de toutes pièces son fameux policier Sherlock Holmes, qui devait lui ouvrir toutes grandes les voies de la popularité et celles de la fortune. L’avait-il créé ? L’avait-il copié dans la vie ? On a raconté que Conan Doyle avait trouvé son modèle à l’hôpital d’Edimbourg, dans la personne d’un médecin nommé Joseph Bell. Cet homme avait, paraît-il, un don d’observation, des facultés de déduction si extraordinaires, que rien qu’en voyant un malade pour la première fois, il devinait tous les secrets de son caractère et de son existence.

Arthur Conan Doyle
Arthur Conan Doyle

Appliqués dans le roman à un personnage policier, ces dons devaient fatalement faire de ce personnage l’idole de la foule. Les prévisions de succès que Conan Doyle avait pu baser sur cette originale création furent amplement dépassées par la réalité. Les premières aventures de Sherlock Holmes datent de 1887 ; les dernières de 1927. Pendant quarante années, Conan Doyle exploita son personnage, et le public n’en fut pas lassé.

Comment tuer Sherlock Holmes



Ce fut l’auteur qui se lassa de son héros. De même que Sully Prudhomme se désolait d’être toujours l’auteur du Vase brisé, de même Conan Doyle s’irritait, à la fin, de n’être jamais que le père de Sherlock Holmes. Faudra-t-il donc, s’écriait-il, que je m’occupe de Sherlock Holmes toute ma vie ?... Il le fallut, en effet. A maintes reprises, il essaya d’achapper à ce héros cauchemardant. Impossible ! Le public, insatiable, réclamait Sherlock Holmes, toujours, encore.


De guerre las, il s’était décidé, un jour, à tuer son personnage ; il l’avait lancé dans un précipice. Mais les chiffres de tirage des romans qui suivirent tombèrent immédiatement. Sherlock Holmes n’était plus là : le public ne lisait plus Conan Doyle. Et force fut à celui-ci de ressusciter celui-là. Immédiatement les tirages rebondirent comme par enchantement.

Presque toujours, un auteur est prisonnier du genre qu’il a créé, esclave du personnage à succès sorti de son imagination. Il en fut ainsi pour Ponson du Terrail et son fameux Rocambole. Le célèbre humoriste Mark Twain s’avisa un jour de vouloir être grave et de faire devant les jeunes filles de des universités américaines des conférences sur l’éducation. « Medemoiselles ! » commença-t-il... Et, immédiatement, toutes les figures s’épanouirent. « Mais je viens vous parler de choses sérieuses ! » reprit Mark Twain. Les rires redoublèrent. Mark Twain, furieux, ramassa ses papiers et s’en alla. Il était catalogué. On se refusait à voir en lui autre chose que l’humoriste.

Il en fut de même pour Conan Doyle. Il écrivit des œuvres plus élevées, des œuvres scientifiques ; personne ne les lut. Et il s’en montra fort marri. Dans ses Mémoires, qu’il publia en 1924, il en exprime son amertume : « Si je n’avais pas imaginé Holmes, dit-il, sujet qui a rejeté dans l’obscurité mes œuvres plus importantes, ma situation en littérature serait tout autre aujourd’hui... » Et il maudissait ce Sherlock Holmes auquel il devait gloire et fortune.

(D’après « Le Petit Journal illustré », paru en 1930)

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